La saga d’une troupe de music-hall ballottée à travers l’Algérie en transe des années 1957-1962
Découvrez le nouveau récit autobiographique hors du commun de Michel Legay
après Apocalypse show et THA 57-62

Les Baladins
du Djebel

Une épopée unique,
artistique et amoureuse,
à travers un pays secoué par l’Histoire

« Une fleur au chapeau,
à la bouche une chanson »

« éperdus par la profondeur de nos
sentiments, nous n’arrivions ni à
nous détacher ni à nous éloigner »

Les Baladins du Djebel, ce titre, je l’ai voulu évocateur à la fois de la mission et du décor de la curieuse saga que j’ai vécue avec un groupe de compagnons de hasard au cours des décennies 1950 et 1960.

J’ai passé l’essentiel de ces années à parcourir des espaces et des recoins des continents asiatique et africain, animé d’une passion brûlante pour le spectacle vivant et les plaisirs de la vie. Ces pérégrinations m’ont plongé dans des aventures hors du commun, environné de musiques et de guerres, de rires et de pleurs, et d’artistes, hommes et femmes, placés sous mon amicale direction.

Mes équipes hors norme avaient pour mission de distraire civils et militaires isolés sur des territoires déstabilisés ou dévastés. Beaucoup de leurs membres étaient issus des plus grands cirques ou music-halls, et dispensaient leur talent avec le courage et le dévouement qu’imposait en ces années troublées un engagement volontaire ou contraint sous les drapeaux et les uniformes français.

En Algérie, tout en amusant ou émouvant nos publics, nous tentions de comprendre les raisons des déchirements dont nous étions témoins, entretenus par les mensonges, les contradictions et les confusions des dirigeants de la France métropolitaine ou des chefs des combattants de tous bords. Ce faisant, nous avons inscrit dans nos mémoires, la mienne et celle des gens de rencontre, maintes anecdotes saisissantes ou truculentes.

En nous déplaçant dans tous les replis de l’immense Algérie, nous allions à la rencontre de peuples ô combien divers mais toujours attachants ; au-delà de nos opinions personnelles souvent divergentes quant aux « événements », nous déplorions ensemble la dérive redoutable et inconcevable qu’imposaient les fanatiques du FLN, partisans de l’indépendance à n’importe quel prix, et ceux de l’OAS, déterminés à exercer la politique du pire pour maintenir la présence française.

Au milieu de ce chaos, lors de mes entractes, je vivais, dans une frénésie qui finit par confiner à la panique, mon amour avec celle que j’avais choisie comme égérie, Djamila, une attachée culturelle au Gouvernement général d’Alger.

Cette épopée unique, artistique et amoureuse, interrompue en 1962 dans un paroxysme de feu et de sang, est devenue, plus de cinquante ans après son épilogue, les Baladins du Djebel. J’en présente dans ce livre les épisodes et les protagonistes les plus saillants. Extraits de ma vie d’aventures, ils animaient un monde où les joies du spectacle se mêlaient aux drames de l’Histoire.

Les évènements dramatiques de Paris en novembre 2015 m’ont amené à vouloir prolonger de quelques pages la conclusion de ce récit. J’ai souhaité mettre en épitaphe ce que représentent pour moi les causes et les effets des horreurs que j’ai connues sous d’autres cieux.

Au regard de ces ultimes prolongements, je crois que mes souvenirs et mes archives n’ont rien d’obsolète. L’amour, la guerre, la musique, la gaité, la colère et la mort en sont le fil conducteur ; la beauté aussi, et la foi, comme dans toutes les entreprises humaines menées avec passion.

Extrait 1/3Nous devions avoir l’air de naufragés impuissants face au péril responsable de cet arrêt intempestif. Soudain, un chamelier d’une taille démesurée, un mètre quatre-vingt-quinze au bas mot, se détacha de ses compagnons et s’avança vers nous. Dans un français impeccable et complètement inattendu en cette contrée, il nous expliqua que nous ne pouvions poursuivre notre route. Si même nous l’avions voulu, il nous en aurait empêchés, tant que les éléments naturels ne se seraient pas calmés complètement. L’injonction était sans appel, face à la gravité de la situation, même si des velléités d’inconscience nous avaient poussés à repartir de l’avant. Personne, assurément, n’aurait pu nous guider hors de ce paysage aveuglé, si même cet homme expérimenté nous en dissuadait.

Pourtant, la perspective de dormir dans les camions, où le sable pénétrerait par les moindres interstices, m’apparaissait hautement rébarbative. Les filles s’enveloppaient dans des chiffons de fortune, préoccupées à protéger leurs trousses de maquillage. Elles s’interrogeaient avec les garçons sur les meilleurs moyens d’affronter le piège qui nous tombait dessus. De toute façon, je n’envisageais pas d’autre solution que de me fier sagement aux recommandations du grand Touareg. Ce jeune individu dans la force de l’âge se montrait au demeurant plus intéressé par nos filles que par tout le reste, vent de sable compris. Diane ne tarda pas à se sentir subjuguée par cet étrange gaillard aux yeux verts et pénétrants. Elle lui demanda où il avait appris à parler son français :
― À Montreuil, répondit l’homme des sables. Je suis natif d’ici, mais je suis parti en France très jeune avec mes parents. Souvent, au cours de ma jeunesse, je suis revenu au Sahara, dans la région de Tamanrasset. Il y a quelques années, j’ai ressenti un besoin irrésistible du désert. J’y suis revenu avec ma famille. Le désert est devenu indispensable à ma vie.

Le jeune homme avait sans doute entre vingt-cinq et trente ans. Il avait passé son bac en France, et maîtrisait finement la culture occidentale. Il s’était même préparé aux grandes écoles, chez nous. Qu’est-ce qui avait pu le pousser à répondre à l’appel du désert ? Quelle drôle d’idée, en plus, de revenir pendant la guerre. Ses explications ne me semblaient pas très convaincantes. N’aurait-il pas répondu à un autre appel, qui n’avait rien de surnaturel ou d’affectif, mais plus bassement prosaïque ou politique, celui des organismes de résistance ? Leurs responsables, en effet, se servaient des Touaregs pour leurs transports d’armes en provenance des pays voisins. Celles-ci transitaient par le Sahara, cette région inexpugnable bien connue des trafiquants de tout acabit.

Mais ni les circonstances ni l’ambiance tempétueuse ne m’incitèrent à improviser un interrogatoire. Le ralliement de cet homme au FLN était tout à fait plausible. Son intégration à un réseau de résistance lui aurait permis de joindre l’utile à l’agréable, peut-être en suivant les consignes d’une famille ou d’un clan contraint ou convaincu. Le FLN sévissait partout. Que ce fût par conviction politique ou par opportunisme romantique, le jeune homme pouvait ainsi exaucer son rêve de vie dans le cadre mirifique de son désert natal.

Je n’insistai pas. Seuls les chameaux auraient pu répondre à mes questions sur les motivations profondes de ce chamelier si particulier. Par contre, je suivis sagement ses recommandations sur la conduite à tenir au cœur d’une tempête de cette violence. Je connaissais l’expérience et l’intuition incomparables des hommes du désert.
― Installez-vous sous cette tente, nous dit-il. Le sable n’y pénètre pas trop. Enroulez-vous dans des couvertures, et d’ici peu, vous pourrez venir partager avec nous le couscous au lait rance que les femmes sont en train de nous préparer.

Quelle horreur ! Très peu pour moi ! Je laisserais les autres aller prendre sans moi une leçon de cuisine en plein désert. Mais un hôtel improvisé s’offrait à nous. Le confort et les toilettes laisseraient certainement à désirer, pourtant cette opportunité semblait avoir rassuré ma tribu. Une nuit dans cet environnement prodigieux allait s’ajouter à la gamme de souvenirs hors du commun dont nous nous enrichissions.

L’homme aux yeux d’acier ne tarda pas à demander à Diane de lui « susurrer », selon sa propre expression, une chanson de Piaf. Elle s’exécuta sans se faire prier, accompagnée des hurlements du vent et du crépitement des giclées de sable qui s’abattaient sur la toile. Les rafales furieuses parasitaient toutes les conversations. Présenter un spectacle dans de telles conditions, à quatre pattes sous une tente plantée au ras du sol, relevait de l’exploit improbable. Mais les spécialistes d’attractions visuelles se donnèrent plus à fond encore qu’à l’accoutumée. Les hommes et les femmes de notre public inhabituel s’ébahissaient devant les pitreries de Francis, qui mêlaient ses qualités de clown et de ventriloque. Alain, avec son numéro d’illusionniste, déchaîna les youyous des dames du désert, plus coutumières de leurs tâches ménagères en milieu aride que d’attractions de music-hall. Les chameliers présents se montraient surtout subjugués par les filles de la troupe, qui n’en menaient pas large sous le regard de feu abrité d’un turban bleu de ces mâles à la peau brune.

Au petit matin, Alain réapparut, la mine un peu défaite et tous ses pores remplis de sable, mais joyeux comme un pinson, un volatile plutôt rare dans cet environnement désertique. Quant à Diane, en quête de sécurité et de tranquillité, elle s’était réfugiée auprès de Guy. Elle était devenue aussi craintive qu’une toute petite fille ! La tempête avait laissé place à la sérénité d’un beau lever de soleil, au milieu duquel apparaissaient les silhouettes délabrées de notre troupe couverte de sable. Guy s’amusait de nos airs hagards, tout en regrettant que nos hôtes chameliers n’aient pas trimballé avec eux un bordel ambulant à destination des hommes célibataires.

Extrait 2/3Enfin le feu passa au vert. Réunis en bout de piste pour les au-revoir, le ronflement des moteurs était de bon augure. Mais trompeur. Le premier essai de décollage avorta, l’élan de l’appareil stoppa net sous l’effet d’un brusque coup de frein, et au lieu de s’envoler, le papillon fatigué piqua du nez dans le sable. Seul un appareil de ce type lancé à faible vitesse sur une piste naturelle pouvait s’accorder ce genre de fantaisie sans réduire en bouillie ses occupants coincés dans la ferraille. Nous nous en tirions sans casse humaine ou matérielle autre que celle du coucou défaillant. En attendant qu’un autre appareil vienne nous récupérer, nous nous sommes réinstallés avec armes et bagages dans l’enceinte protectrice des gisements d’hydrocarbures. Cette journée de repos imprévue me permit de proposer un autre spectacle. Avec la chaude approbation de mes artistes requinqués, les absents de la veille furent comblés d’une nouvelle prestation.

Le lendemain à la première heure, comme prévu, un avion était là qui nous attendait sur la piste. Un tantinet inquiets, nous nous entassions au milieu des sacs de légumes et des cageots de poulets, pressés de pouvoir nous plonger, une fois décollés, dans quelques heures de sommeil réparateur. Hélas, nous avions à peine trouvé à nous caser qu’une odeur pestilentielle envahit l’habitacle. Un bouc voyageait avec nous ! Je ne souhaite à personne d’avoir à côtoyer un mâle caprin dans un espace réduit et hermétiquement clos. C’est absolument insupportable. Les filles s’enroulèrent dans des couvertures, prêtes à étouffer plutôt que de respirer, Yvonne grimpa dans un hamac dans l’espoir que la position surélevée la sortirait des effluves malodorants. Quant à moi, choisissant de deux maux le moindre, je me réfugiai dans les toilettes. Je pouvais au moins m’y asseoir, et surtout respirer de l’air pur qui se glissait à travers une minuscule fenêtre coulissante. Je me plongeai dans la lecture de journaux porteurs de nouvelles du mois précédent. À la vitesse où s’enclenchaient les événements du pays, j’avais l’impression de lire une revue d’histoire ancienne.

Jamais je n’aurais imaginé, en arrivant à Reggane, à la limite du Tanezrouft, ce 12 février 1960, que j’allais assister le lendemain au premier essai nucléaire français. Le site comptait environ deux mille techniciens et ingénieurs de toutes origines et compétences. Les uns participaient à la préparation et l’étude de la prochaine explosion, les autres assuraient une surveillance serrée autour des installations. Les rares autochtones et les visiteurs comme nous étaient soigneusement tenus dans une position éloignée pour assister à cet événement majeur. Munis de lunettes protectrices adaptées, une cellule photoélectrique accrochée autour du cou, mes artistes profitaient de cette représentation très particulière, secrète, spectaculaire et exceptionnelle.

L’explosion nous coupa le souffle, puis un monstrueux champignon radioactif s’éleva dans le ciel d’azur du Sahara. Nous avions conscience de vivre un moment unique, de ceux qui s’inscriraient dans l’histoire de France. Un souvenir impérissable, dont nous espérions tous qu’il ne préluderait pas à de futures hécatombes.

Le soir, toute la population avait été invitée à notre spectacle. Serrés au coude à coude, personne n’aurait cédé sa place. Le vent se levait. Protégé par une couverture ou par une djellaba, chacun se protégeait au mieux contre les bourrasques. Sur scène, le vent me fouettait le visage, me piquait les yeux. Et que dire de ce qui s’engouffrait dans ma bouche ! Je regrettai ce soir-là de ne pas être mime, cela m’aurait évité d’avoir à avaler du sable à pleines rasades.

Notre illusionniste Alain Gerba, aussi talentueux pour truquer un jeu de carte que pour vider une bouteille, attendait depuis plusieurs jours le message d’Alger qui devait annoncer la fin de son service. Son remplaçant, Jo Valdys, nous avait déjà rejoints à Reggane. Autant les deux compères étaient contents de cette occasion de se revoir, autant le premier ne goûtait guère la perspective de repartir avec nous vers quelque bled perdu d’où il lui serait difficile de regagner la capitale. Son numéro explosivement interrompu à Bouira ne l’avait pas dissuadé de poursuivre avec nous, mais il estimait avoir amplement rempli ses obligations militaires. Le soir au dîner, un des aviateurs qui avait déposé Jo parmi nous, nous remit en s’excusant le courrier qu’il avait oublié à son arrivée : c’était l’ordre de libération ! Alain ne vit pas la nuit passer ni le jour se lever, et le matin, nous avons dû le porter dans l’avion en partance.

Extrait 3/3Dès mon arrivée chez Aïcha, la protectrice de notre bonheur, Djamila tomba sans retenue dans mes bras. Le lendemain, en sortant de son travail, elle me proposa d’aller visiter Bab-el-Oued, ce quartier célèbre parmi les plus bouillants d’Alger. Le choix me sembla bizarre. Comme elle répugnait habituellement à être rencontrée en ma compagnie, je m’étonnais de son initiative. Cependant, elle insista, sous prétexte d’une visite à rendre à sa grand-mère. Encore une ? Jamais elle ne m’avait parlé d’une aïeule vivant là, et je m’interrogeais encore une fois sur les mystères de cette fille décidément bien énigmatique. Mais je me ralliai sans trop discuter à sa proposition.

La nuit tombait. Je n’étais pas préparé à me promener à une heure aussi tardive dans cet endroit populeux et attachant, mais terriblement troublant. Le couvre-feu y était fréquemment décrété, et la police ne s’y aventurait guère. Les rumeurs les plus contradictoires circulaient dans ses rues cosmopolites. On prétendait que le FLN et les acharnés de l’Algérie française y étaient installés côte-à-côte. Seuls les Algériens ou les Pieds-noirs se sentaient à l’aise dans cette foule grouillante. Les étrangers au quartier ne s’y risquaient plus, par méfiance ou par indifférence. Ici, les cœurs battaient plus fort qu’ailleurs. J’imaginais les cachettes dérobées qu’utilisaient les partisans de l’indépendance et les guetteurs de l’Algérie française dissimulés au coin des patios ou des fenêtres. J’étais inquiet, mais je m’engageai sans rechigner pour cette singulière visite.

L’ambiance fraternelle, conviviale de jadis n’était plus qu’un vain souvenir. Les uns et les autres semblaient avoir les nerfs à vif. Ces gens de races, de religions et de cultures si différentes allaient-ils tenir encore longtemps face aux pressions qui s’exerçaient sur eux, aux assauts destructeurs d’organisations mortellement rivales, toutes convaincues du bien-fondé de leur cause ? Djamila tentait adroitement de percer mes opinions sur la résistance algérienne. J’éludais ses questions en feignant de ne pas m’intéresser au problème. Pieux mensonges ou explications embrouillées, elle connaissait d’avance, je pense, mes réponses à son interrogatoire gênant. L’intelligence et la réserve de cette fille me subjuguaient et m’effrayaient à la fois.

Elle eut tôt fait de remarquer mon appréhension à parcourir le dédale de ruelles où la lumière pénétrait à peine.
― Ici je suis chez moi, me dit-elle pour me rassurer. Je suis née dans ce quartier. Tous me connaissent et me respectent, tu n’as rien à craindre.

Mais j’avais beau tenter de faire bonne figure, les saluts que lui adressaient les passants ne me semblaient pas naturels. Plus je m’interrogeais sur les raisons de notre présence en ce lieu mystérieux, plus je me laissais envahir de sombres pensées. Et si Djamila me trahissait ? Pouvais-je lui faire comprendre mes incertitudes ? Je la trouvais aimante, débordante de générosité, mais elle me déroutait. Je m’inquiétais de la nature exacte de ses relations avec ses chefs de bureau. Mais comment lui poser la question ? Quelles missions lui confiait-on ? Refusait-elle de céder à des exigences douteuses, de se mêler à des actions répréhensibles ? Lui adressait-on des reproches ? Je cherchais à oublier au plus vite cette visite des ruelles de la Casbah, ces heures éprouvantes qu’elle m’avait fait vivre sous un prétexte en apparence fallacieux. À peine avais-je entrevu une prétendue grand-mère l’espace de quelques instants, laissant mon amie régler seule ses affaires personnelles.

Nos soirées se terminaient dans le confort des coussins moelleux du salon d’Aïcha. Tard dans la nuit, nous dansions sur des musiques envoûtantes, éclairés à la flamme de bougies posées aux quatre coins du patio en guise d’exorcisme aux dangers pesant sur nos consciences survoltées. Nos nuits étaient de plus en plus passionnées. Nous éprouvions l’un envers l’autre un attachement si puissant qu’il dissolvait nos doutes aux soupirs de nos étreintes et de nos projets murmurés.

Une étrange partie se jouait entre nous. Nos séparations, après quelques jours de passion, ne répondaient jamais à ce besoin de nous projeter dans un destin commun. Nous nous convainquions que tout s’arrangerait, et nous nous séparions heureux. Puis nous nous retrouvions périodiquement, et nous nous reposions les mêmes questions. Nous n’y répondions pas, et résolvions nos angoisses en brandissant notre volonté de braver tous les dangers de la ville. Je l’aimais, le reste m’importait peu. Mais j’avais tort, et je devais payer très cher mon aveuglement.

Michel Legay,
éléments
biographiques

Né en 1924, grandi au sein d’une famille banale dans un milieu rural, Michel Legay, après s'être marié au lendemain de la Seconde guerre mondiale, et sur le point d'être appelé sous les drapeaux, décida de s'engager dans l'Armée de l'air pour subvenir aux besoins d’une famille qui allait bientôt compter deux garçons. Son premier séjour outremer le mena en Afrique occidentale française. À côté de ses missions d’opérateur-radio, il se prit de passion pour la chanson de variété, en assimilant et interprétant les répertoires des crooners de l’époque, Mouloudji, Aznavour, Bécaud…

Rentré à Paris, il se convainquit qu’il valait mieux pour lui et sa famille renouveler son engagement. Cette fois, ce fut l’Indochine française, où s’incrustait la guerre contre l’armée des Viêt-Cong communistes. Repéré dans une boîte de nuit où il poussait la chanson par l’aide de camp du général Salan, il se vit proposer la responsabilité d’une petite troupe de "théâtre aux armées" chargée de distraire les garnisons françaises disséminées dans la région. Accompagné d'une troupe d'une petite dizaine de partenaires aux effectifs mouvants, il tourna pendant trois ans, évitant de peu le carnage de Diên Biên Phu, mais pas l’ambiance délétère de Saigon.

Rentré en France en 1957, il prolongea son engagement, et après un intermède tunisien, il retrouva en Algérie les mêmes responsables militaires et quelques-uns de ses comparses de l’aventure indochinoise pour remonter une troupe du même acabit et investie de la même mission d’ « action psychologique » : distraire militaires et civils sur toute l’étendue du territoire miné par les combats, les attentats et l’angoisse pour tous d’un avenir imprévisible.

Les effectifs du Théâtre aux Armées se renouvelaient en permanence au gré du temps de service des soldats français du contingent : chanteurs de renom ou artistes de toutes les spécialités du music-hall se succédèrent ainsi sous la direction de Michel Legay pendant plus de quatre ans, jusqu’à la fin de l’Algérie française.

Rentré en France démoralisé par l’effondrement du pays auquel il s’était attaché et la fin d’un amour qui l’avait accaparé pendant tout son séjour, il mit un certain temps avant de fixer la suite de sa vie active ; il devint régisseur de tournées, attaché à l’Olympia de Bruno Coquatrix. Cette période de sa vie mériterait encore une longue narration, émaillée d’anecdotes touchant à toutes les vedettes de la chanson des années 1960 à 1980, qu’il a bien connues.

À l’âge de la retraite, il choisit de s’installer dans un autre pays du Maghreb, le Maroc. Resté profondément marqué par son aventure algérienne, il se plongea dans l’écriture de ses mémoires sur la période la plus intense de sa vie. Après plusieurs tentatives aux résultats mitigés, entre son quotidien dans sa ville de Mohammedia et des séjours assez réguliers en France, il voit en 2017 l’aboutissement de son travail avec la parution des Baladins du Djebel. Deux personnes l’ont particulièrement assisté dans son travail : un jeune ami marocain d'abord, Adil Boussatach, qui l'a non seulement aidé à s'intégrer dans sa jolie petite ville balnéaire, l'accompagne dans nombre de ses démarches administratives ou personnelles, mais lui tient lieu en quelque sorte de secrétaire particulier, en contribuant largement, en particulier, à la saisie informatique de ses divers écrits et courriers ; un historien-biographe français ensuite, Marc Jouvenet, habilité à soutenir ce genre d'entreprise.

Michelle Legay, né Maurice Poupin, Hicham pour ses coreligionnaires musulmans, nous a quitté le 1er Juin 2019, 27ème jour du Ramadan, au cours de sa 96ème année, à Casablanca où il était hospitalisé depuis une semaine suite à un malaise. Ses obscèques ont eu lieu dans sa ville de Mohammedia en présence de ses amis.

L’assistance d’un
historien-biographe,
par Marc Jouvenet

En 2014, Michel Legay a pris contact avec moi pour l’aider à finaliser la rédaction des Baladins du Djebel et à explorer et mettre de l’ordre dans ses archives photo, diapo et papier. Par mails, lors de rencontres et d’entretiens pendant les séjours en France de l’ancien « baladin », enfin suite à un séjour de deux semaines chez le retraité franco-marocain dans la jolie ville de Mohammedia, la coopération entre nous a porté ses fruits.

Après une formation d’historien reconnue (agrégation d’histoire, doctorat d’histoire contemporaine), spécialisée dans deux domaines principaux, l’histoire médiévale et l’histoire politique et sociale du XXe siècle, après plusieurs décennies d’enseignement secondaire (sous mon nom d’état civil, Marc Giovaninetti), je me suis consacré à l’écriture de biographies individuelles ou collectives tout en continuant à présenter des conférences d’histoire pour un public d’adultes. J’ai adhéré pour ce faire au réseau des « nègres pour inconnus » (NpI).

La proposition de Michel Legay m’a tout de suite séduit. Outre les qualités humaines de cet alerte retraité, auxquelles j’ai été d’emblée sensible, je connais bien l’Algérie par mes racines familiales et des séjours personnels, je suis adepte moi aussi de voyages au long cours, et chanteur amateur à mes heures de loisir. Ce fut donc un honneur et un bonheur de m’immiscer dans cette saga d’un passé révolu mais pas si lointain, que bien des témoins peuvent encore évoquer et que les historiens continuent à sonder, de me replonger dans cette période et cette région que j’ai connues enfant, dont les réminiscences restent encore si intensément interférentes entre nos deux pays, la France et l’Algérie.

J’espère que nos lecteurs seront aussi sensibles que je l’ai été à cette tranche d’une vie aventureuse si savoureuse et singulière. Le témoignage de Michel Legay, évidemment unique, décrit sous un angle très particulier l’embrouillamini des « événements d’Algérie ».

Pour plus de renseignements sur mon activité d’écrivain-biographe, on peut se reporter à mon site-internet : www.jouvenet-biographie.com

Les principaux artistes du Théâtre aux Armées, Algérie, 1957-1962

Parmi les plusieurs dizaines d’artistes engagés au cours des tournées en Algérie, voici une brève présentation de ceux qui furent les plus remarquables.

Michel Legay

Il débarquait du Sud-Est asiatique afin de poursuivre en Algérie l’animation de son surprenant music-hall, dont il dirigea durant près de cinq ans l’aventure musicale et artistique de lumineuses éclaircies inscrites au cœur d’une sombre tragédie. Une déchirante histoire d’amour avec l’envoûtante Djamila relève encore la dimension trépidante de cette étrange saga…

Diane, Josette, Yvonne, Cécile
et autres jeunes femmes

Chanteuses, musiciennes ou danseuses, elles étaient comme une source rafraichissante pour les égarés du désert, de la montagne, de la mer ou des bleds isolés, en quête d’un sourire ou d’un rêve ! Installées parmi eux pour quelques heures, elles éclairaient de leur féminité leur solitude et leur angoisse... Courtisées, sollicitées par des avances vouées à l’échec, elles se réfugiaient dans la compagnie de leurs compagnons de tournées tout en animant les tablées de leurs amis d’un soir en répondant aux sempiternelles questions sur leurs conditions de vie en ces lieux malaisés et ces temps troublés.

François Deguelt

Sa présence amicale, sa voix exceptionnelle de crooner restent attachées à ce personnage particulièrement talentueux et sympathique. Discutant inlassablement avec les jeunes militaires appelés, il passait le plus clair de son temps libre à composer. Parmi d’autres musiques, l’immense succès Le Ciel, le Soleil et la Mer a fait danser des millions de couples tendrement enlacés. Il s’installait, la nuit, sur la terrasse des hôtels sahariens, afin d’y trouver un peu de fraîcheur pour alimenter son inspiration… C’est là que Michel Legay l’aida à mettre en paroles un autre de ses grands succès, Je te tendrai les bras.

Danyel Gérard

Butterfly, Petit Gonzales, deux titres parmi tant d’autres de celui qui allait devenir le "roi du twist"... Ils restent inscrits dans bien des mémoires, et au répertoire de ce chanteur hors normes. Souriant, infatigable, inventif, sa guitare ne le quittait jamais, sauf lorsqu’il prolongeait en privé son tour de chant autour de quelques bouteilles pour un pot amical.

Jo Valdys

Hormis ses remarquables talents de prestidigitateur et de pickpocket, Jo transportait les spectateurs dans un tourbillon de fantaisie. Son élégance physique s’alliait à celle de textes adaptés au contact des spectateurs sollicités sur la scène ou dans les salles. Sa faconde en plusieurs langues le conduisit plus tard dans les plus grands établissements du monde. Il laissa le souvenir d’un personnage d’exception à tous égards.

Francis Landoll

Aussi à l’aise en clown qu’en ventriloque, il avait imaginé sa poupée animatrice en formant sa bouche de son pouce et son index ; un chapeau sur la tête ainsi évoquée, la robe s’y accrochait, et rien d’autre ! La laideur du personnage ! Le talent et la drôlerie de l’acteur s’ajoutaient à celui de l’incomparable bricoleur indispensable aux tournées. Réparant la sono ou les projecteurs malmenés, Francis, marié à une Asiatique, poursuivit sa carrière au gré des déplacements affublé de ses accessoires et de son éternelle bonne humeur.

Guy Bell’s, Joë Bill, Claude
Richard et quelques autres

Ces rois des plus grands cirques français étaient venus en Algérie passer de longs mois pour distraire des spectateurs subjugués par leur adresse et leur sourire d’enfants de la balle et d’infatigables boute-en-train. Conducteurs des véhicules de la caravane, mécaniciens occasionnels, et surtout clowns, jongleurs, acrobates émérites, petits et grands tombaient sous leur charme, leur talent, et l’amitié chaleureuse qu’ils répandaient autour d’eux.

Paul Sylvain

Il est resté le paradoxe des numéros de music-hall, où il n’a jamais tourné en professionnel. Selon Michel Legay, il n’a jamais trouvé son pareil pour accaparer le son, la mimique et les textes des plus célèbres acteurs populaires, Fernandel, Bourvil ou De Funès, entre autres. Agrémentée de commentaires affinés et percutant, il dopait une course automobile époustouflante d’authenticité. Par ailleurs, il se passionnait pour la bonne marche et l’entretien du camion de matériel. Une des artistes avait succombé à son charme, déjà au Vietnam. Ils se marièrent et eurent… quelques enfants.

Claude Rogen

Incomparable homme-orchestre, il était le pilier du spectacle, en accompagnant au piano dès l’ouverture du rideau jusqu’à la fermeture. Parmi les nombreux musiciens venus enrichir la troupe, Claude fut l’un de ceux qui resta le plus longtemps, en transportant son mini-piano d’un poste à l’autre. Collant et recollant les notes de son clavier victime de températures extrêmes ou d’autres mésaventures dignes de Charlot…

Mais il faudrait encore citer d’autres musiciens chevronnés qui ont rejoint la troupe au cours de ces années, au moins :
Pierre Dor-Ragon, le guitariste attitré de Gilbert Bécaud, Gérard Hugé, un fabuleux batteur qui accompagna des grandes vedettes du calibre de Barbara, Armand Gomez, l’accordéoniste de la chanteuse Léo Marjane, le chanteur corse Tony Valery, le pianiste Jean-Pierre Mounier

Nos tournées, rocambolesques,
par Michel Legay

Tous les moyens furent employés par nos fantaisistes « imprésarios » militaires pour nous expédier en tournée, à pied, à cheval ou en voiture, légère ou de dix tonnes, en avion, en hélicoptère ou à dos de mulet… tout y est passé, nous avons tout chevauché...

Le plein air était une autre particularité de nos tournées. L’espace vital de notre installation se limitait parfois à une charrette en guise de plateau...

Une multitude de situations extravagantes, tributaires de paramètres de toutes nature, prévisibles ou non, nous ont déroutés ou réorientés au hasard des milliers de kilomètres parcourus. Nous sortions de tempêtes de sable ou de champs de mines pour nous égarer au détour de pistes à peine praticables.

Supporter la chaleur et le froid, survivre à des déplacements interminables, inconfortables et dangereux, pour finalement donner au spectacle le meilleur de nous-mêmes, cela nous imposait une force morale qui se trouvait souvent mise à très rude épreuve.

Femmes harkis

Ces femmes, les épouses des harkis, ces valeureux supplétifs de l’armée française, se posaient en « défenseurs de leur village ». Elles menaient un combat unique. Mères de famille, elles patrouillaient auprès de leurs compagnons, et se montraient intraitables devant le danger et impitoyables face aux ennemis. Leur danse du ventre, le soir, soulevait l’enthousiasme de leurs compagnons, des militaires français, et le nôtre… Nous vivions ainsi des moments d’intense chaleur humaine, indispensables pour supporter le contexte enflammé.

Pistes minées

Il n’était pas toujours facile, et rarement sans danger, de circuler sur les pistes défoncées, minées ou coupées d’embuscades. Nous en avons gardé quelques souvenirs fracassants. Et le matériel également risquait gros. Un minutieux déminage préalable s’est une fois imposé, entre Khenchela et Babar. Une journée à ne pas revivre. Après avoir failli nous expédier dispersés dans les airs, elle s’avéra finalement en-dessous de tout.

Mirages et mystères du Sahara

« Une fleur au chapeau, à la bouche une chanson ». Pieds nus dans le sable des postes installés au centre d’oasis isolées, vulnérables parfois, mais ô combien mirifiques, nous ramassions des roses de sables, nous nous abritions des tempêtes sous les tentes touaregs, nous assistions effarés à la première explosion atomique française, nous côtoyions aussi bien des aventuriers échoués, des tenancières de bordels, des marabouts guérisseurs que des prêtres chrétiens en prière dans de pauvres chapelles. Nos spectacles relevaient du défi, trop souvent accompagnés d’un moteur électrogène assourdissant, au hasard d’un toit de tôle emporté par le vent ou d’une scène envahie d’une nuée de sauterelles. Chercher une aiguille dans les sables du désert me semblait parfois plus facile que de comprendre ce qu’étaient venus faire les malheureux militaires campés dans ces lieux où l’imagination poussait à la divagation.

La Légion, honneur et déraison

Les camps et casernes de la Légion étrangère m’ont laissé certains de mes souvenirs les plus émouvants ou les plus sidérants. Ce corps d’exception s’y entendait à nous faire un accueil toujours triomphal, et surtout à nous prodiguer les surprises les plus inattendues. Minutieusement sérieux et efficaces pour tout ce qui concernait les préparatifs ou l’entretien de notre matériel, ils s’avéraient déjantés à l’extrême dès que se présentait une occasion de festoyer ou de rigoler. Des personnalités rudement trempées ! Mon admiration pour eux, née en Indochine, n’a fait que croître en Algérie. Moi qui me sentais généralement engagé à l’opposé de leur mode de vie, j’appréciais au plus haut point leur sens du devoir et leur éthique, et tentais de m’y conformer.

Sublime Djamila,
par Michel Legay

Je l’avais connue à Alger, avant même le départ de notre première tournée. Ce fut un coup de foudre réciproque, une passion qui dura le temps de mes pérégrinations avec le Théâtre aux Armées, à la faveur de mes nombreux passages à Alger. À l’occasion, aussi, elle me gratifiait d’une apparition au cours de nos déplacements. Dans nos délectables moments d’intimité, elle revêtait des voiles transparents pour danser lascivement dans un patio au ciel griffé d’étoiles, ou se dévêtait pour m’aimer dans des chambres d’hôtel ou des campements de fortune.

Belle, intelligente, observatrice, elle jugeait la société et la situation complexes qui l’entouraient avec prudence et réserve, en raison de ses fonctions d’employée au Gouvernement général et de son appartenance au monde musulman : elle était partagée entre la tradition et la modernité, sa loyauté envers le régime français et son attachement à la cause de son peuple.

Hors de nos rencontres, elle entretenait dans son cadre familial une existence que je méconnaissais complètement. Ses jugements réservés, j’eus vite fait de m’en douter, relevaient de la dissimulation. En définitive, seul son amour m’apparaissait sincère. Je ne m’expliquais pas ses mystères et ne trouvais pas le courage de tenter de les percer. Elle me refusait toute photographie, par prudence prétendait-elle. Ainsi, de cet amour perdu je ne garde qu’un souvenir émerveillé.

Égarés par la complexité des « événements » d’Algérie, éperdus par la profondeur de nos sentiments, nous n’arrivions ni à nous détacher ni à nous éloigner. Elle, surtout, victime de ses liens familiaux, affrontée à la haine et l’incompréhension qui rendait chacun hostile ou suspicieux. Notre liaison clandestine, ignorée, malmenée, finit par nous échapper. Nos cultures, nos secrets se télescopaient. Djamila, prisonnière, naviguait au péril des écueils vers un abîme déchaîné. Notre amour, finalement, « explosa », ponctuant notre liaison d’une fin tragique.

Le rideau de notre music-hall de rêves illusoires se lacéra, puis se consuma, laissant passer vers l’autre rive de la Méditerranée la composante européenne de la population, celle à laquelle j’appartenais, victime d’un désarroi incurable. Entre ces peuples divers, aux énergies indomptables, mêlés jusque-là sur une terre également exaltée, le divorce douloureux était inéluctable.